Si l’on peut faire sentir à l’adversaire que son opinion, si elle était valable, causerait un tort considérable à ses intérêts, il la laissera tomber aussi vite qu’un fer rouge dont il se serait imprudemment emparé.
ex: Un ecclésiastique soutient un dogme philosophique. Il faut lui faire remarquer que celui-ci est en contradiction directe avec un dogme fondamental de son Église.
En général, une once de volonté et de conviction pèse plus lourd qu’un quintal d’intelligence et de raisonnement.
Ce qui nous est défavorable paraît généralement absurde à l’intellect. Ce stratagème pourrait s’intituler “attaquer l’arbre par la racine”.
36 – ÉTOURDIR PAR LA PAROLE
Déconcerter, stupéfier l’adversaire par un flot insensé de paroles.
ex: Débiter d’un air très sérieux des bêtises qui ont un air savant et profond. En contrepartie, celui qui ne s’y laisse pas prendre pourra puiser dans ce flot de paroles les confusions et les dénoncer en démontrant en quoi ces arguments sont hors contextes et incohérents.
37 – RÉFUTER EN DÉNONÇANT LA PREUVE
(Ce stratagème devrait être l’un des premiers). Si l’adversaire a raison et qu’il choisit une mauvaise preuve, il nous est facile de réfuter cette preuve, et nous prétendons alors que c’est là une réfutation de l’ensemble. Si aucune preuve plus exacte ne lui vient à l’esprit, nous avons gagné.
ex: Par exemple, contrer quelqu’un qui, pour prouver l’existence de Dieu, avance la preuve ontologique qui est parfaitement réfutable. C’est le moyen par lequel de mauvais avocats perdent une juste cause: ils veulent la justifier par une loi qui n’est pas adéquate, alors que la loi adéquate ne leur vient pas à l’esprit.
38 – ULTIME STRATAGÈME : INJURIER
Si l’on s’aperçoit que l’adversaire est supérieur et que l’on ne va pas gagner, il faut tenir des propos désobligeants, blessants et grossiers. Être désobligeant, cela consiste à quitter l’objet de la querelle (puisqu’on a perdu la partie) pour passer à l’adversaire, et à l’attaquer d’une manière ou d’une autre dans ce qu’il est. Mais quand on passe aux attaques personnelles, on délaisse complètement l’objet et on dirige ses attaques sur la personne de l’adversaire. On devient donc vexant, méchant, blessant, grossier. C’est un appel des facultés de l’esprit à celles du corps ou à l’animalité. Ce stratagème est très apprécié car chacun est capable de l’appliquer, et il est donc souvent utilisé.
La question est de savoir maintenant quelle parade peut être utilisée par l’adversaire. Car s’il procède de la même
façon, on débouche sur une bagarre, un duel ou un procès en diffamation. Ce serait une grave erreur de penser qu’il suffit de ne pas être soi-même désobligeant. Car en démontrant tranquillement à quelqu’un qu’il a tort et que par voie de conséquence il juge et pense de travers, ce qui est le cas dans toute victoire dialectique, on l’ulcère encore plus que par des paroles grossières et blessantes.
Pourquoi ? Parce que, comme dit Hobbes, “Toute volupté de l’esprit, toute bonne humeur vient de ce qu’on a des gens en
comparaison desquels on puisse avoir une haute estime de soi-même.”
Rien n’égale pour l’homme le fait de satisfaire sa vanité, et aucune blessure n’est plus douloureuse que de la voir blessée. Cette satisfaction de la vanité naît principalement du fait que l’on se compare aux autres, à tout point de vue, mais surtout au point de vue des
facultés intellectuelles. C’est justement ce qui se passe effectivement et très violemment dans toute controverse.
D’où la colère du vaincu, sans qu’on lui ait fait tort, d’où son recours à ce dernier expédient, à ce dernier stratagème auquel il n’est pas possible d’échapper en restant soi-même poli.
Toutefois, un grand sang froid peut être là aussi salutaire: il faut alors, dès que l’adversaire passe aux attaques personnelles, répondre tranquillement que cela n’a rien à voir avec l’objet du débat, y revenir immédiatement et continuer de lui prouver qu’il a tort sans prêter attention à ses propos blessants, donc en quelque sorte, comme le dit Thémistocle à Eurybiade: “Frappe, mais écoute”.
Mais ce n’est pas donné à tout le monde. La seule parade sûre est donc celle qu’Aristote a indiqué dans le dernier chapitre des Topiques : ne pas débattre avec le premier venu, mais uniquement avec les gens que l’on connaît et dont on sait qu’ils sont suffisamment raisonnables pour ne pas débiter des absurdités et se couvrir de ridicule. Et dans le but de s’appuyer sur des arguments fondés et non sur des sentences sans appel; et pour écouter les raisons de l’autre et s’y rendre; des gens dont on sait enfin qu’ils font grand cas de la vérité, qu’ils aiment entendre de bonnes raisons, même de la bouche de leur adversaire, et qu’ils ont suffisamment le sens de l’équité pour pouvoir supporter d’avoir tort quand la vérité est dans l’autre camp. Il en résulte que, sur cent personnes, il s’en trouve à peine une qui soit digne qu’on discute avec
elle. Quant aux autres, qu’on les laisse dire ce qu’elles veulent car c’est un droit des gens que d’extravaguer, et que l’on songe aux paroles de Voltaire: “La paix vaut encore mieux que la vérité”.
Toutefois, en tant que joute de deux esprits, la controverse est souvent bénéfique aux deux parties car elle leur permet de rectifier leurs propres idées et de se faire aussi de nouvelles opinions. Seulement il faut que les deux adversaires soient à peu près du même niveau en savoir et en intelligence. Si le savoir manque à l’un, il ne comprend pas tout et n’est pas au niveau. Si c’est l’intelligence qui lui manque, l’irritation qu’il en concevra l’incitera à recourir à la mauvaise foi, à la ruse et à la grossièreté.
SUPEEEEER, j’adore ce livre et il me sert énormément.
Merci le 4e singe
[…] d’empoigne où la logique et la réflexion semble être tombées aux oubliettes. Tout comme les stratagèmes de dialectiques éristiques énoncés par Schopenhauer, les argumentations fallacieuses utilisent les mêmes procédés : torde la cohérence des faits […]
Merci et bravo le 4ème singe !
Notons aussi que l’ouvrage est fréquemment cité dans le film LE BRIO avec Daniel Auteuil jouant le rôle d’un professeur de droit préparant une étudiante au prestigieux concours d’éloquence.
BRAVO !! Vous êtes fin près pour aller au BISTROT, à l’heure de l’apéro, avec tout ça…
Trés utile pour décrypter aujourd’hui notamment les fake news, les réseaux sociaux, les arguments électoraux et les débats TV . J’en ai vu récemment qui étaient des cas d’école d’application de certains stratagèmes . Beaucoup sont classiques. D’autres reviennent à la mode. Le 32 par exemple, trés utilisé pour éviter le débat en stigmatisant l’adversaire en lui accolant une étiquette médiatiquement dévalorisante
A complèter par la lecture des travaux de Gérald Bronner sur les biais cognitifs.